C'est un trou de verdure où chante une rivière

Publié le par Alexis

Me voici de retour de la fazenda de Glauco où j’étais la semaine dernière, loin du téléphone, d'Internet et d'autres inventions modernes un peu envahissantes parfois. Cette fois-ci, je n'ai pas passé l'intégralité de mon temps à écrire et j'ai quelques histoires à raconter, autres que les goinfreries d’oranges, de bananes, de kakis et de caramboles dont les arbres regorgent autour de la fazenda. Allons-y donc.

Mercredi dernier je suis parti à l'aube en bus de Belo Horizonte pour Ponte Nova, une petite ville à 3-4 heures de route. Au bout de 2h30 de trajet, je demande au chauffeur de s'arrêter en bord de route en plein bled, à côté d'une petite chapelle qui est mon point de repère. Les passagers me regardent incrédules, le bus s'en va et je me retrouve seul au milieu de nulle part. Premier bon moment. Je m'apprête à enfourcher ma byciclette, à m'élancer dans la grande descente les cheveux au vent pour m'engouffrer dans la forêt. Mais non, m... Mon pneu arrière est crevé... Et j'ai oublié mon matos pour réparer les crevaisons... Il va donc falloir marcher. Neuf kilomètres à pied en plein soleil, ça n'a plus rien d'exaltant. Des vautours tournent au-dessus de moi. Un peu plus loin je découvre avec dégoût la carcasse d'une vache en décomposition sur le chemin qui exhale sa puanteur à des kilomètres à la ronde, elle est recouverte d'une nuée noire de ces gros oiseaux de malheur.

 

Au bout de deux heures de marche j'arrive dans un petit village de 200 habitants environ, Barroca. Tout de suite, il y a un ado sympa qui se propose de m'aider à réparer mon pneu crevé. On fait le tour du village, d'autres se joignent à nous, tous se plient en quatre pour moi et au bout d'une heure on a rassemblé une pompe, de la colle et une rustine. Encore une demi-heure et le vélo est d'attaque pour continuer la route. Je tends un billet de 5 reais à l'ado qui m'a aidé depuis le début mais il me répond par une grimace.

Je peux enfin rouler et c'est le bonheur. Cinq kilomètres de montagnes russes plus loin, j'arrive à l'entrée de la fazenda de Glauco. Il est 15h00, alors que je pensais arriver en fin de matinée... Je retrouve Newton et Jeaine, le jeune couple d’ouvriers agricoles qui habitent dans une modeste bicoque pas loin de la fazenda avec leurs deux enfants et qui s’occupent des vaches de Glauco. La fazenda fait quelques centaines d'hectares mais la forêt s'étend sans frontière sur les collines à des dizaines de kilomètres à la ronde. La belle rivière qui coule au milieu de la propriété me tend les bras, il fait beaucoup trop chaud pour penser faire autre chose que se glisser dans l'eau délicieuse... 

 

 

 A la tombée de la nuit vers 18h00 je me mets devant mon ordinateur et y resterai jusqu'à 4h00 du mat'.  Je crois voir les premières lueurs du jour quand je me glisse sous mon drap.

Le lendemain en milieu d'après-midi je pars faire une randonnée en forêt pour me dégourdir les jambes et me changer les idées. Mais je me rends vite compte que ce ne va pas être une petite promenade bucolique propice aux rêveries et à l’inspiration. Au début je suis un petit chemin le long de la rivière, la forêt est dense mais il y a toujours un petit ruban de terre sous les pieds qui me montrent le chemin. Mais rapidement, le sentier est réduit à peau de chagrin et au bout d’une heure je me sens encerclé de toute part par l’exubérance de la végétation. Il y a des toiles d’araignées partout, ce ne sont pas des mygales non, elles n’ont le corps gros que comme un pouce mais elles compensent leur taille relativement modeste par des dessins en noir et blanc sur le dos qui semblent droit sortis d’un film d’horreur de série B. Je trouve une astuce, après m’être pris dix toiles dans la figure dans ce sous-bois où l’on ne voit rien, j’avance comme un bulldozer avec un bâton levé devant moi.

 

 

 

 

Je continue à avancer dans la forêt en suivant toujours le bruit de la rivière en contre-bas à droite, car Glauco m’avait dit que la rivière fait un grand méandre et qu’au bout d’un certain temps pas trop long (enfin du temps où il y avait un chemin bien tracé, c’est-à-dire avant la saison des pluies), on se retrouve dans une zone où la forêt est moins dense et assez proche du point de départ.

Je lutte encore une demi-heure dans cette végétation piquante et griffante et j’arrive effectivement dans une zone qui a dû être déjà déboisée. J’en profite pour prendre de la hauteur, je monte sur une colline dont le sommet est occupé par un petit pré. Le soleil vient de se coucher, le ciel est d’un bleu profond, le paysage est magnifique, je vois des collines boisées à perte de vue, mais je suis complètement perdu. Je commence à me dire qu’il va falloir que je dorme dehors, mais il fait bon, je suis dans un petit hâvre de paix, en dehors de la jungle hostile et inquiétante la nuit encore plus que le jour, ce n’est donc pas dramatique.

J’ai quand même un quart d’heure de clarté crépusculaire devant moi et je me dis que je vais le mettre à profit pour chercher ma route. D’un côté de la clairière, je repère un petit chemin qui part. Je le prends, au risque de m’enfoncer de nouveau dans la forêt sans fin. Mais au bout de 5 minutes de marche, il débouche sur un chemin carrossable ! Je vais à droite ou à gauche ? Je prends à gauche au hasard et je descends bientôt vers un bruit qui ressemble à celui de ma rivière. Il fait complètement nuit maintenant. Au détour d’un virage, j’aperçois une lumière à quelques centaines de mètres de moi et je me dis que je vais peut-être trouver quelqu’un qui m‘hébergera cette nuit. C’est quand même curieux, car Glauco m’avait dit qu’il n’y avait pas d’autres habitations à plusieurs kilomètres à la ronde. J’avance toujours intrigué. J’entends des voix. Et sortant de la nuit comme un fantôme, je retrouve Newton et Jeaine qui commençaient à se faire du souci pour moi… La rivière fait un 180° en quelques kilomètres, la forêt m’a fait tourner la tête !

J’ai l’impression d’avoir le corps entièrement recouvert de piqures et d’écorchures et d’avoir assez de venin de bestioles dans le sang pour que la dengue, la fièvre jaune et le palu fleurissent dans mes veines jusqu’à la fin de mes jours. Ce sera la seule rando que je ferai.

Les soirs suivants, je me contente de quitter à heure fixe mon travail pour monter en haut de la colline admirer le coucher du soleil. Comme en Provence, les dégradés oranges des collines embrasées qui se perdent dans l’horizon en face de moi font écho aux mille dégradés de mauve du ciel limpide et serein. 

 

 

Dès le premier jour je suis allé faire un peu plus ample connaissance avec Newton et Jeaine que je n’avais vus que de loin la première fois. Ils ont deux enfants de 8 et 9 ans, Kelly et Newton Junior, que tout le monde appelle Junior pour ne pas confondre avec le père. Ils m’annoncent qu’ils ont 28 et 29 ans mais j’ai du mal à voir qu’ils ont le même âge que moi derrière le masque inexpressif des dix ans de brousse qu’ils ont sur leurs visages. 

En fait Jeaine se révèle vite être une toute jeune fille dans ses manières d'être. Dès le deuxième jour, elle se présente maquillée et avec une petite robe légère dans la grande maison de la fazenda où je suis toujours seul. Elle est en haut d'une pente glissante où elle ne n’emmènera pas… Elle me raconte sa vie. Mariée à 18 ans, avec juste assez d’argent pour remplir une gamelle de riz une fois par jour. Aujourd’hui, elle s’estime heureuse, elle gagne 12 Reais (5 euros) par jour comme son mari, en travaillant 12 heures par jours pour la fazenda. Son mari ne boit, il ne la bat pas, il est travailleur, c’est un mari idéal donc. Mais Newton décoche deux mots par semaine et se balade toujours avec une grande machette à la ceinture, et je comprends pourquoi Jeaine est venue papoter avec moi. Un jour j’ai demandé à Newton s’il dormait avec sa machette, il m’a répondu qu’elle faisait un très bon oreiller. Vu qu’il n’y avait pas la moindre trace de sourire sur son visage, je n’ai pas réussi à savoir s’il parlait sérieusement ou pas. 

Le troisième jour, Jeaine vient me voir, tout excitée, encore plus apprêtée que la veille. Elle  tient absolument à m’emmener dans un petit village à 20 kilomètres de là en moto. Elle a la permission de Newton. Pour elle c’est un peu la ville, il doit y avoir presque 1000 habitants. 

Je refuse poliment. Elle me dit comme une petite fille que ça va être rapide (vai ser rapidinho !) mais je regarde sa moto et j’en doute. Finalement elle part toute seule dépitée. J’écris toute la journée et elle ne revient qu’à la nuit tombée, la moto est tombée en panne… Enfin c’est ce qu’elle raconte. Elle a dû passer la journée à bavarder à la ville et je la comprends.

Le troisième jour, elle n’a pas baissé les bras avec moi, elle m’invite au forro qu’il va y avoir samedi soir à Barroca. Et là je ne peux vraiment pas refuser. Newton et les enfants seront de la partie, car elle n’a pas cœur à laisser seule sa petite famille alors qu’elle va s’amuser. Samedi vers 20h00 nous partons donc vers Barroca tous les cinq, la petite famille et moi, sur un grand chemin éclairé par la pleine lune. 

Barroca est un quilombo, c’est-à-dire un village créé au 19ème siècle par des esclaves qui fuirent les plantations où ils travaillaient. La population du village est encore très noire de peau malgré un début de métissage, mais pour le reste les modes de vie et la culture sont les mêmes que dans les autres petits villages très pauvres de la campagne brésilienne. Ce village est quand même resté plus pauvre que la moyenne, la plus grande maison doit avoir quatre pièces et une télé, et la plupart n’ont pas de réfrigérateurs. 

Quand nous arrivons sur la place du village où toute la population s’est rassemblée puisque c’est samedi soir, il y a des dizaines de paires d’yeux qui se tournent vers moi. Je fais semblant de ne pas m’en rendre compte, je parle avec Jeaine et cinq minutes plus tard, tout le monde a repris le cours des conversations. 

Nous faisons le tour du village. Jeaine et Newton connaissent tout le monde évidemment. Nous allons voir le père de Newton, un petit vieux rigolo maigre comme un clou à la voix aigu des vieillards séniles, puis les cousins, la tante, les frères et sœurs, et finalement les parents de Jeaine, dans une petite maison qui semble la plus pauvre de toutes, en bas du village. Des murs en adobe, un toit en tuiles, le sol en terre, trois meubles pour deux chambres. Sa mère arbore un sourire radieux, elle est fière d’avoir mis au monde 9 enfants, elle est fière de sa famille qu’elle a élevée. Probablement seule, car son mari est prostré dans une des chambres, il est complètement saoul et Jeaine m’apprend que c’est tous les jours comme ça. 

Je me demande un peu naïf comme neuf enfants ont pu tenir dans ces deux chambres avec les parents. Mais je comprends vite. L’aînée a 29 ans, c’est Jeaine, le plus jeune a 10 ans, presque le même âge que Kelly, la fille de Jeaine. Ils ont poussé comme du blé dans un champ en friche… 

Nous partons boire une bière dans un premier petit bar. Dans le bar, il y a un juke box moderne avec écran couleur et devant il y a quatre ados noirs portant jeans baggys, sweat shirts longs, foulards et casquettes à l’endroit. Ils sont scotchés devant un clip de 50 Cent. Dans le clip, il y a des grosses bagnoles, des nanas qui montrent leur corps et des mecs qui portent jeans baggy, sweat shirts longs, foulards et casquettes à l’endroit. Classique. Mais dans ce bled paumé ça me paraît surréaliste. Enfin plutôt terre à terre et triste.  

Nous buvons une ou deux bouteilles de bière, Jeaine veut jouer au concours de celui qui boit le plus, Newton bougonne mais laisse faire. 

Nous vidons deux ou trois bières et nous partons vers le bar où il y a un bal forro. L’ambiance est très différente, il n’y a plus que des filles presque. Les hommes ici manient la machette et les verres de cachaça, la danse c’est pour les PDs. Jeaine et Newton un peu timides restent à l’écart, Jeaine m’a dit qu’elle savait danser mais n’ose pas encore. Je vais sur la piste de danse. Drôle d’impression qui m’assaille. Non je ne suis pas le coq au milieu du poulailler, mais la poule au milieu des coqs. Je danse avec plusieurs d’entre elles, toutes de moins de vingt ans c'est sûr les plus vieilles sont mariées, mais je ne tiens pas le coup longtemps. Au bout d’une demi-heure, j’étouffe et je quitte la piste de danse. J’achète une grande bouteille de bière fraîche et vais rejoindre Jeaine et Newton qui sont dehors en terrasse. 

J’aimerais beaucoup raconter des jolies histoires de ce charmant petit village, mais les quelques scènes qui suivent sont assez sordides et même Amado n'aurait pas réussi à faire de cette faune digne d'une cour des miracles des capitaines de la brousse. Je commence à comprendre que ce petit village tourne en rond depuis 150 ans, les enfants apprennent à peine à lire à l'école et n'ont de perspective d'avenir que la même vie misérable de leurs parents, avec pour amoureux puis mari ou femme des cousins à peine lointains.

Newton est dans son coin, il regarde ses bottes d’un de ses regards profonds dont seul il a le secret. Jeaine boit verre sur verre. Une de ses amies arrivent. C’est Simone, sa belle sœur. Une jeune fille pimpante, 21 ans, enceinte jusqu’aux yeux. Elle a l’air toute joyeuse. Elle me raconte avec des grands sourires que son mari la délaisse, qu’il n’est resté sage que les 6 premiers mois de mariage et que maintenant il court la donzelle une bonne partie de la semaine et qu’il boit le reste du temps. De quoi se réjouir effectivement. Elle continue avec son visage radieux, à me raconter comment elle adorait sortir avec des garçons quand elle était jeune, que c’était bon de se faire des bisous sous les étoiles, et qu’elle aurait dû rester à Mariana, la ville la plus proche où elle est allée une fois avec ses parents. Mais elle est revenue à Barroca, elle ne sait pas expliquer pourquoi. Elle s’est mariée avec Miguel le frère de Jeaine un peu par hasard, elle est tombée enceinte mais elle n’a pas envie d’avoir d’enfant. Elle me parle de sa vie comme elle raconterait le dernier navet qu’elle a vu au ciné et veut se bourrer la gueule avec nous. Je lui interdis de boire et lui dis que ça doit être une chose magnifique d’attendre un enfant. Elle dodeline de la tête avec une moue de petite fille contrariée. Sur ce, Miguel arrive devant le bar, il est seul, a l’air sobre. Il fait un tour d’horizon du regard, voit Simone et repart aussi sec. 

Naël, un frère de Jeaine (et donc de Miguel aussi), se joint à notre groupe. Jeaine me chuchote à l’oreille que Simone est amoureuse de Naël. Mais Naël a des pulsions dont je vais avoir du mal à percer les obscures profondeurs. En effet Naël ne va pas conter fleurette à Simone ce qui somme toute, répondrait à une certaine logique vu que Miguel est parti. Non, Naël commence à vouloir embrasser sa sœur. Il lui pelote les seins, les fesses, et Jeaine se défend à peine. Pourtant ni l’un ni l’autre est saoul. Je vais intervenir quand enfin Newton sort de son énigmatique silence et commence à donner deux ou trois petites tapes sur le dos de Naël pour lui demander d’arrêter. Newton fait le gros dur avec sa machette, mais c’est un gros mou. Après quelques minutes Naël s’éloigne un peu, peut-être parce qu’en face de nous une fille avec une grosse bouée de graisse posée sur les hanches vient d’arriver. Jeaine me dit qu’elle s’appelle Maria do Pardo et qu’elle est aussi amoureuse de Naël. Elle m’apprend aussi que de temps en temps elle lui donne de l’argent pour qu’il l’embrasse et sûrement plus, m’indique son sourire en coin. Jeaine est sûre qu’ils finiront par se marier. Mais pour l’heure Naël vient de s’éclipser au moment où elle est arrivée, un peu comme Miguel avec Simone. 

J’ai un drôle de goût dans la bouche et pas mal de plomb dans le cœur quand je me décide enfin à inviter Jeaine à danser le forro dehors sous les étoiles. La beauté de la musique et de la danse donnent enfin un petit côté humain à cette soirée. Je regarde Kelly, la plus jolie de toutes. Elle observe ses parents d'un air qui paraît un peu navré. Un moment, elle nous dit d'un ton sérieux qu'il est l'heure de rentrer. Du haut de ses 9 ans, elle semble dominer tout ce petit monde par sa maturité intellectuelle. 

 

Publié dans vidanobrasil

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