Un indien dans la ville

Publié le par Alexis

C'était au moins de juin dernier, dans l'une des dernières petites villes visitées lors de mon grand voyage dans le Nordeste du Minas Gerais. Pour ceux qui n'ont pas lu mes carnets de voyage et pour les autres qui ont déjà tout oublié, voici ce que j'écrivais :

 

"Dans cette petite ville, au bout d’une demi-journée, tout le monde susurre à mon passage dans la rue « C’est le Français qui vient installer l’eau ! ». J’en ai déjà l’habitude, mais ce jour-là il y a un jeune différent des autres qui m’aborde dans la rue avec dans les yeux les étincelles de l’envie et de la passion. Jeires, c’est son nom, me fait découvrir sa ville, me présente à ses amis, m’emmène à la fête du village le soir où nous dansons le forró une fois de plus. En fin de soirée il me raconte sa vie. Son père était indien, il ne l’a à peine connu, il est mort quand il avait 5 ans. Il a été élevé par sa mère, avec les quelques dizaines de reais par mois tirés de la vente de babioles dans la rue. Il a passé toutes les nuits de son enfance sur quelques feuilles de maïs jetées sur le sol poussiéreux de leur petite cahute. Encore aujourd’hui, sa paillasse est mince, il ne mange pas de viande tous les jours et ses rêves d’évasion se limitent aux images du monde qu’ils découvrent sur Internet. 

 Il est manœuvre sur un chantier, il gagne 200 reais (80 euros) par moi. Je m’insurge, le salaire minimum déjà tellement ridicule n’est-il pas de 350 reais au Brésil ??! « Et oui, mais mon grand ya pas de boulot ici, alors quand on t’en offre un, même avec un salaire de misère, tu le prends. » 

Je l’observe, je suis triste. Il n’a pas l’intelligence tranquille de son grand frère, il n’est pas comme lui homme à se satisfaire de bouquins la nuit et de prières à l’église la journée. Il veut une autre vie et il est suffisant curieux et malin pour mériter un beau destin riche en découvertes et en bonheur. Mais il y a un mur entre lui et ses rêves. L’argent. Avec son salaire mensuel, il ne peut à peine se payer un billet de bus jusqu’à Belo Horizonte. Et qu’est-ce qu’il y ferait de toute façon à part se retrouver dans une favela parmi tant d’autres paysans déracinés ? 

 Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour lui ? Je sens l’acide frustration, la tristesse aiguë et non résignée qui bouillonnent en lui ce soir, qui bouillonneront encore demain et peut-être jusqu’à son dernier jour si la morosité ambiante n’a pas avant raison de sa pugnacité et de son désir de vivre. 

 Je ne résiste pas longtemps à son appel désespéré. Dans un élan de générosité un peu trop spontané, je commence à lui parler de mon pays où le salaire minimum est de 2800 reais, où il existe même un revenu de réinsertion de 1000 reais pour ceux qui ne travaillent pas. Son regard s’allume, le sourire de la jubilation se dessine sur son visage, comme si j’étais en train de lui décrire son prochain séjour dans le jardin d’éden. Je sais que j’ai déjà dépassé le point de non-retour, il va falloir que j’aille jusqu’au bout. Je continue donc. Je lui propose de lui acheter une méthode de français, et dans un an ou deux, je l’accueillerai à Paris et lui trouverai un boulot ! Je me dis que ce sera facile, je pense au chantier d’un copain ou aux vignobles d’un oncle... Et les Brésiliens n’ont pas besoin de visa pour rentrer en Europe... Je verrai bien...

 Jeires est comme assommé par un coup trop violent. Mais il reprend ses esprits rapidement et m’annonce très ému que je suis le don du ciel qu’il attendait depuis longtemps. Les secondes passent et il est de plus en plus enthousiaste, il va apprendre le français bien sûr et en 2007 ou 2008 en route pour l’Europe ! C’est ce dont il a toujours rêvé !  

 Dans un coin tranquille du village nous continuons à tirer calmement des plans sur la comète. Il calcule combien de temps il lui faudra pour apprendre le français, finir ses leçons de conduite et obtenir son permis. Il m’annonce sûr de lui qu’il arrivera en France mi-2007. Je n’évoque pas la question du prix du billet d’avion, je n’ai pas envie de casser son bel élan vers sa liberté. Peut-être que je pourrais lui payer tiens, s’il parle français dans un an il le mériterait bien non ?  

 Mais ne serais-je pas en train de faire une grosse bêtise ? Probablement qu’il n’arrivera jamais à apprendre le français, et alors peut-être qu’il passera à cause de moi de nombreuses années à se lamenter d’être un bon à rien et de ne pas avoir su saisir la chance de sa vie ?  

 Et s’il arrive vraiment en France, il viendra grossir le nombre des sans papiers, des sans avenir ! Qu’est-ce que je ferai de lui à moyen terme même dans l’hypothèse où j’arrive à lui trouver un boulot non déclaré les premiers mois ?  

 Je maudis ce monde où il ne suffit pas d’être généreux pour en changer la face. Mais je regarde une fois de plus Jeires, je le vois enthousiaste, intelligent, sensible et beau gosse, tout pour plaire en somme, et je me dis qu’une Française tombera amoureuse de lui, l’épousera et lui fera des charmants petits Français à la peau joliment dorée..."

  

Bon finalement, vu que le plan du boulot en France, de la Française qui tombe amoureuse et de la carte de séjour va être légèrement repoussé à 2008 ou 2009, je me suis dit pourquoi pas demander à Jeires de venir travailler maintenant pour moi à Belo Horizonte ?

 Il y a trois jours j'appelle donc son frère car Jeires n'a pas le téléphone. Finalement après deux ou trois tentatives j'arrive à parler à Jeires pour lui faire ma proposition. Et là rebelote, il tombe des nues une fois de plus comme quand je lui avais proposé de venir en France. Il bafouille, ne sait pas comment me remercier, je lui dis que je vais lui payer le bus pour venir à Belo, que je le paierai deux fois ce qu'il gagne actuellement (bon ça reste pas lourd c'est vrai mais ce n'est qu'un début...) et là, il est encore plus confus mais bien sûr sa décision est déjà prise !

En deux jours, il a remercié son employeur, dit au revoir à la famille, passé 15 heures dans le bus et le voici ce matin à 10h00 qui arrive tout content tout perdu dans la grande ville. Je lui ai réservé un super accueil. J'avais une réunion jusqu'à 12h00, il a donc commencé par poireauter 2h30 sous une espèce de pluie battante dont seuls les Tropiques ont le secret...

Mais quand je l'ai revu pour la première fois il avait un sourire jusqu'aux oreilles ! Il s'est répandu en longs remerciements, il m'a fait un petit discours qu'il avait dû préparer sur sa motivation, son coeur tout entier qu'il va mettre au travail, ses ambitions d'avoir un jour un travail dont il pourrait être fier...

Je lui fais la visite de la maison, je lui montre la maquette du mur d'escalade, le chantier qui a commencé derrière la maison mais qui est arrêté à cause du permis de construire. Tant que le chantier n'aura pas recommencé son travail consistera à surveiller le chantier jour et nuit (il y a déjà eu quelques squats la nuit bien cradocs dans la maison...) et à nettoyer régulièrement la maison et le chantier. Un peu ennuyeux c'est sûr... Mais ensuite dès que la construction recommencera, il travaillera avec nous sur le chantier. Et quand la salle d'escalade ouvrira, on lui trouvera sûrement du boulot ?!

Je lui montre la chambre qui lui est réservée dans la maison. J'ai acheté un matelas, un réchaud et installé une douche pour lui. Pas de télé pour l'instant, il occupera ses soirées avec des bouquins et la méthode de français que je lui ai donnés !! Dur dur, mais il a approuvé à 100%. C'est vrai, il n'était pas en position pour pouvoir protester !

Donc ce soir je pense à lui. Tout seul dans sa petite piaule, avec son réchaud, son matelas et ses bouquins, sa fenêtre grande ouverte sur la ville, un monde inconnu face à lui, une nouvelle vie qui commence, un regard rempli d'espoir sur son avenir...

Dans trois ou quatre ans, quand il sera gérant de la salle d'escalade (qui sait?!), il gardera sûrement un souvenir ému de la journée d'aujourd'hui. Mais si un jour il débarque en France, alors ce qu'il a vécu aujourd'hui ne sera plus à ses yeux qu'un galop d'essai !

Publié dans vidanobrasil

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L
oui, bonne idée ... sauf que cette idée était la mienne ! Ce qu'Alex ne dit pas, c'est qu'il me pique mes idées et mes photos (cf. le bout du tunnel de l'article "La vie continue ..."). J'exige des droits d'auteur !
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A
T'auras jamais de droit d'auteur ! Pasque t'as été méchante, tu as supprimé l'article "les bons plans d'Alex" de ton blog !
C
pas très romantique cette façon de profiter de l'amour, essayons d'espérer qu'il tombe amoureux également de la française qui sera amoureuse de lui... y a pas que les filles qui tombent amoureuses<br /> <br /> sinon super idée de le faire bosser<br /> <br /> la vie est une longue suite d'étapes où l'on apprend avant de devenir grand<br /> <br /> chris<br /> (ouiai ce matin ça va pas)
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